« Les véritables accords sont les accords en arrière-pensées » Paul Valery, écrivain, poète et philosophe français (1871-1945).
Comme le rapporte Elie Perot, chercheur à la Vrije Universiteit Brussel, dans un récent article sur les répercussions de l’accord AUKUS en Europe (article paru sur le site de la Fondation Robert Schuman et disponible sur Geostrategia) un des premiers actes de la diplomatie française aura été de mettre en regard le pacte scellé à l’insu de Paris et de l’Europe avec la « nécessité de porter haut et fort la question de l’autonomie stratégique européenne ».
Les canaux diplomatiques se sont désormais de nouveau ouverts entre Paris et Washington, et le président Biden a reconnu auprès de son homologue français « l’importance d’une défense européenne plus forte et plus capable (…) complémentaire à l’OTAN ». Cette reconnaissance sera-t-elle considérée comme un feu vert pour les plus sceptiques ou frileux de nos partenaires à cet égard ?
La gestion unilatérale des dossiers afghan (retrait militaire) et AUKUS contribue à éroder le capital de confiance dans la réassurance stratégique américaine. Cette érosion s’inscrit de surcroît dans un contexte d’exacerbation de l’antagonisme sino-américain qui interpelle le positionnement plus nuancé vis-à-vis de la Chine porté par Bruxelles et par les européens. Point d’orgue de cet antagonisme, les risques de confrontation armée autour de Taïwan qui semblent ces derniers temps attisés, avec une recrudescence des incursions continentales dans les zones d’identification de défense aérienne de l’île. La Chine, qui accélère ses programmes d’armement, pourrait-elle être tentée de tester la détermination de Washington, à l’aune notamment de sa lecture de la mésaventure afghane ? Pékin la présente en effet, et en particulier à destination des Taiwanais, comme un signe de faiblesse. Un tel scénario de conflit mettrait les européens au pied du mur de leur alliance, atlantique certes, avec Washington. Ils auraient à la fois manqué un possible « moment Kaboul » (prise de conscience de la nécessité d’autonomie stratégique comme à Suez en 1956) et de faire face à une question taraudante d’après AUKUS : « faut-il mourir pour Taiwan ? » (Comme en 1939 pour Dantzig).
Pourtant, en dépit des interrogations sur la réassurance américaine, les manifestations de solidarité des membres de l’UE avec la France sur le dossier AUKUS sont restés assez discrètes, convenues, sinon préoccupantes. Si Bruxelles et si certains partenaires ont bien regretté, voire réprouvé l’attitude américaine, d’autres se sont émus… de la virulence de la réaction française. Lorsque la première ministre danoise défend le président Biden sur le dossier du contrat de sous-marins et fait ainsi état de son incompréhension face à la colère française, traduit-elle uniquement la position officielle de son pays ? Comment interpréter le relatif silence de certaines chancelleries sur le continent ?
L’ambition d’une autonomie stratégique européenne ne pourra vraisemblablement advenir que si elle prolonge celle de chacun des membres de l’UE de mieux faire valoir ses intérêts nationaux. Paul Valery dirait peut-être que l’autonomie stratégique européenne ne sera que si « les pensées et les arrière-pensées » des nations européennes convergent. Si l’Europe est vue à Paris comme le levier d’Archimède de la France dans le monde, il faudrait que la conception d’une Europe comme levier de puissance et d’influence des nations-membres, et pas uniquement comme espace de paix et de prospérité, continue d’infuser, au moins au sein d’un premier cercle de partenaires. La pédagogie de Paris et l’implication d’autre capitales pourrait être d’or à cet égard.
Par ailleurs, et parallèlement, en un siècle de mondialisation, de numérisation et de profondes transitions, l’arc de l’autonomie stratégique doit disposer de plusieurs cordes. La corde de la défense reste la plus sensible, car renvoyant à la question des menaces et des alliances et pouvant engager in fine le prix du sang. Les autres cordes, diplomatie, droit, économie, technologie, commerce, santé, culture, sont peut-être plus consensuelles mais tout également essentielles à l’arc, dans une vision stratégique réaliste, cohérente et partagée.
La France prendra la présidence de l’UE début 2022. Gageons que si Kaboul et l’AUKUS ne jouent pas le rôle d’ultime lanceur pour la mise sur orbite de l’autonomie stratégique européenne, ils pourront au moins contribuer à en être un des moteurs.
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En ce mois de novembre, nous vous proposons un nouvel écho de la réflexion stratégique. Il vous permettra d’aborder tour à tour les thématiques du « Soft Power », via l’influence exercée par la métropole de Dubaï (Article de la Fondation Jean Jaurès), du « hard power » avec le concept de « Multi-domaines, Multi-champs » (article issu de la Revue Vortex du CESA), de la puissance énergétique russe (article des Jeunes -IHEDN), des dynamiques stratégiques en Océan indien (article de la revue Études Marines du CESM), de la menace terroriste en Afrique (article de type info-veille du CDEM) et des enjeux de cybersécurité au sein des territoires (article issu de la Revue de la Gendarmerie Nationale du CREOGN).
Nous vous informons par ailleurs du lancement, début janvier 2022, d’une nouvelle version, actualisée et complétée, du cours en ligne (MOOC) du Cnam : Questions Stratégiques ; comprendre et décider dans un monde en mutation. Vous pouvez d’ores et déjà découvrir ce nouvel opus et vous y inscrire via le lien ci-après : https://www.fun-mooc.fr/fr/cours/questions-strategiques-comprendre-et-decider-dans-un-monde-en-mutation/.
Rendez-vous en décembre pour une nouvelle publication de votre Agora Stratégique.
Général Paul Cesari, Rédacteur en chef, et toute l’équipe de Geostrategia.