L’OTAN : Transformation et plasticité

Mis en ligne le 19 Juil 2022

OTAN IRSEM

Alors que la guerre fait rage en Ukraine, au cœur de l’Europe, l’OTAN ne cesse de démontrer l’influence qu’elle exerce sur la définition des rapports de forces internationaux. Naguère considérée comme un vestige de Guerre Froide révolue, le « retour en grâce » de l’organisation offre l’occasion d’étudier sa stratégie d’adaptation et ses capacités d’évolution dans un contexte toujours plus incertain.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

Les références originales de cet article sont : MATHEY Eveline, « L’OTAN : Transformation et plasticité – Une organisation de défense collective conçue pour être évolutive et adaptable », IRSEM,  Note de Recherche n°129, 30 juin 2022. Ce texte, ainsi que d’autres publications, peuvent être consultés sur le site de l’IRSEM.

INTRODUCTION

L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), dont les instruments de ratification ont été déposés à Washington le 4 avril 1949, est une organisation de défense qui n’a été épargnée ni par les crises, ni par les critiques au fil des sept décennies de son existence. Toutefois, à la différence d’autres organisations de défense et de sécurité comme l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est, le pacte de Varsovie ou l’Union de l’Europe occidentale, l’OTAN n’a pas disparu ni été dissoute. Elle est la résultante de l’adhésion collective des nations qui la composent à des objectifs qui, dans des contextes stratégiques successifs, conditionnent la stabilité  et la sécurité de leur environnement à leur volonté commune de participer à la défense et à la sécurité, voire d’intervenir en opérations. Elle s’est régulièrement transformée et adaptée en fonction des paramètres du cadre stratégique dans lequel elle a évolué. La capacité de rebond de l’Organisation n’a cessé de se manifester par-delà les sujets de discordance entre États membres qui ont jalonné son existence. On évoquera notamment le rejet de la CED par la France, la crise de Suez, celle de Cuba, le retrait français du commandement intégré, la crise des euromissiles, l’Irak, le comportement de la Turquie[1].

Ces divergences ont touché aussi bien aux positions risquées de certains alliés qu’aux transformations du contexte géostratégique, ou aux champs géographiques et thématiques. Certains de ces désaccords portaient en eux la capacité de fragiliser grandement l’Organisation, voire de la rendre inopérante. Pourtant, la gestion politique de ces crises a permis de remodeler l’OTAN au fil des décennies, de la transformer de façon à la mettre en mesure d’intégrer de nouveaux paramètres et de la rendre apte à poursuivre son objectif de protection des territoires et des populations qui les constituent. Il semble donc utile, par-delà les chocs successifs et certaines réactions médiatisées, de s’interroger sur les caractéristiques fondamentales de son identité qui ont permis sa persistance et son adaptation. Née après la Deuxième Guerre mondiale dans le contexte d’un cadre stratégique en pleine mutation où les influences et les idéologies politiques impriment leurs marques, le traité de l’Atlantique Nord, conçu sous le sceau de la flexibilité et de la réactivité, se caractérise par des mutations voulues par les nations qui sont les vecteurs de sa durabilité.

La capacité de rebond, dont l’Organisation a fait preuve au fil des crises, s’appuie sur des fondamentaux qui montrent que cette dernière, dès sa conception, intégrait des paramètres de transformation et d’adaptation à un contexte stratégique en transformation radicale.

Cette note vise à montrer que l’esprit et la lettre du traité, né dans un contexte de changement radical de paradigme, reposent sur la volonté de ses concepteurs de répondre à une dynamique de transformations de l’environnement stratégique. Le traité pourvoit à la prise en compte du déploiement de mécanismes, de moyens et de capacités aptes, au fil des transformations induites par les changements et revirements du paysage stratégique, à répondre dans la durée aux défis majeurs posés par les risques d’une emprise brutale sur les territoires et les populations qui y vivent.

Nous articulerons notre analyse tout d’abord autour du cadre stratégique, des conditions de la création de l’OTAN et des impératifs de résultats, puis nous nous attacherons à montrer la flexibilité d’interprétation inhérente au traité lui-même qui en constitue un atout pour son évolution et sa transformation.

NAISSANCE DANS UN CONTEXTE DE CHANGEMENT DE PARADIGME

L’émergence de nouvelles zones d’influence

La fin de la Deuxième Guerre mondiale clôt une période de six ans de confrontation armée et ouvre une période de reconstruction d’une Europe sévèrement détruite. L’Union soviétique, acteur important de la défaite de l’Allemagne nazie, et les États-Unis, entrés en guerre sur le front occidental par plusieurs opérations militaires[2] sous commandement de D. Eisenhower, commandant en chef des forces américaines en Europe, en constituent deux des puissances incontournables.

Dès 1945, une série de marqueurs significatifs façonnent un paysage géostratégique qui se transforme radicalement en l’espace de deux ans et conduit les nations en recherche de paix à imaginer des mécanismes d’aide et d’alliances. Outre la remise en cause par les Soviétiques d’engagements contraignants et leur lente démobilisation[3] par rapport à celle des Américains, les annexions auxquelles l’URSS procède et les modifications de frontières en Europe centrale et orientale incitent un groupe de diplomates français[4] à admettre que la menace soviétique devenait prioritaire et que la France devait se rapprocher des Anglo-Saxons. En dépit de rivalités en Asie, en Afrique et au Proche-Orient, un rapprochement franco-anglais s’esquisse et aboutit au traité d’alliance et d’assistance de Dunkerque[5], le 4 mars 1947, tourné fondamentalement contre une Allemagne qui violerait ses obligations de désarmement et de démilitarisation mais aussi conçu comme l’embryon d’« une troisième force européenne » pouvant jouer le rôle de médiateur entre Moscou et Washington.

En fait, ce traité[6], considéré par certains comme une coquille vide[7], n’a de valeur opérationnelle que par son article 2 qui stipule l’automaticité du « soutien militaire et autre et l’aide en son pouvoir » que chaque partie au traité accordera immédiatement à l’autre. L’échec des conférences ministérielles de Moscou (avril 1947) et de Londres (décembre 1947) dont le but était de trouver, entre pays vainqueurs de l’Allemagne nazie, un compromis institutionnel sur le statut de l’Allemagne, sur les frontières orientales, sur la structure fédérale de l’Allemagne, et sur le contrôle économique de l’Autriche souligne l’absence de volonté soviétique de compromis. L’intransigeance soviétique sur la Sarre[8] signe alors une forte dégradation des relations Est-Ouest et conduit à nourrir une certaine méfiance réciproque.

Dès lors, une rupture s’opère : si les traités d’alliance conclus en Europe de l’Ouest avaient été jusqu’alors dirigés contre l’Allemagne (traité franco-soviétique de 1944 et traité franco-anglais de Dunkerque de mars 1947), le comportement de l’URSS conduit à rechercher de nouveaux systèmes d’alliance. L’année 1947 marque, en effet, une véritable fracture. C’est une année de bascule stratégique. L’Europe se trouve divisée en deux blocs politiques et idéologiques opposés[9], d’un côté l’Europe occidentale proche des Américains, de l’autre, l’Europe centrale et orientale soumise à l’influence soviétique. La guerre froide s’installe progressivement en Europe. Elle se manifeste notamment par la disparition de la République tchécoslovaque avec l’installation d’un pouvoir communiste, un coup d’État du Parti communiste roumain qui aboutit à la proclamation de la « République populaire roumaine », des pressions soviétiques sur la Finlande – ce pays se voit obligé de légaliser le parti communiste générant des problèmes de politique intérieure, puis de signer un pacte d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle avec l’Union soviétique[10] et de renoncer aux bénéfices du plan Marshall[11]. En Italie, la présence au gouvernement d’une minorité communiste très active inquiète les Américains. D’importantes vagues de grèves ouvrières en France, notamment aux usines Renault de Billancourt, perturbent la reconstruction industrielle du pays. Les Américains redoutaient que les mouvements communistes puissants en Italie et en France ne déstabilisent ces gouvernements de l’intérieur, sans intervention armée de l’Union soviétique.

Les prémices du traité de l’Atlantique Nord et les lignes de forces

L’expansionnisme soviétique confirme l’analyse faite par George Kennan[12] des caractéristiques et du comportement de l’URSS et celle de Sir Winston Churchill qui dénonce « le rideau de fer » qui s’abat sur l’Europe[13].

Conscients des risques de déstabilisation que la pression soviétique exerce, d’une part, sur la Grèce, victime pendant la guerre de lourdes destructions[14] et en proie à une guerre civile qui oppose communistes et pro-occidentaux et, d’autre part, sur la Turquie[15] en prise à des demandes soviétiques de révision du régime des détroits[16], les États-Unis assument la charge de l’aide que Londres apportait à la stabilisation de ces deux pays. Les risques de contagion exprimés par le sous-secrétaire d’État américain Dean Acheson sous le concept de « théorie des dominos » conduisent, en effet, le président Truman à considérer qu’il est de la responsabilité des États-Unis d’assumer la prise en compte de cette aide[17]. Compte tenu du contexte de tensions, au cours de cette même année 1947 est signée aux États-Unis la loi de sécurité nationale créant le National Military Establishment qui deviendra le DOD (ministère américain de la Défense). Sont aussi établis l’Agence centrale du renseignement, la CIA, et le Conseil national de sécurité, le NSC, permettant une coordination des outils de renseignement et d’influence.

Les destructions de l’ensemble des secteurs économiques européens font redouter aux Américains une « dislocation économique, sociale, et politique très grave[18]». Elles les incitent à proposer le plan Marshall[19], une aide économique massive[20] de 13 milliards de dollars entre 1948 et 1952. Cette proposition américaine d’aide est également faite à Moscou qui la refuse, tout comme les pays d’Europe de l’Est[21], sous forte pression de Moscou.

Dans cette situation, l’union des forces de l’Europe de l’Ouest doit se faire mais elle n’en est pas moins insuffisante, compte tenu des carences capacitaires sur le plan militaire. Le ministre britannique des Affaires étrangères, Ernest Bevin, propose au secrétaire d’État américain à la Défense, George Marshall, en accord avec le ministre français des Affaires étrangères, Georges Bidault, de constituer ce qui se rapprocherait d’une « fédération spirituelle occidentale » (« a sort of spiritual federation of the West »), système informel entre nations occidentales démocratiques comprenant Américains, Britanniques, Français, Italiens et d’autres pays ainsi que les Dominions[22]. Puis l’idée évolue en une offre conjointe franco-britannique faite aux pays du Benelux d’un traité sur le modèle de celui de Dunkerque. Ernest Bevin y inclurait l’Italie, d’autres pays méditerranéens (Grèce et Portugal) et la Scandinavie. L’idée serait de relier entre eux les pays non communistes de l’Europe occidentale et le Moyen-Orient[23]. Ultérieurement le dispositif inclurait l’Espagne et l’Allemagne. L’idée d’un périmètre géographique plus étendu prend forme. Pour sa part, et de manière opérationnelle, en décembre 1947, le ministre français des Affaires étrangères, Georges Bidault, avait chargé le général Billotte de négocier en secret avec les États-Unis un accord militaire pour la défense de l’Europe occidentale dans le cadre qui deviendrait plus tard celui du futur Pacte atlantique.

Puis le calendrier s’accélère : le 22 janvier 1948, discours devant la Chambre des Communes[24] du ministre britannique des Affaires étrangères, et proposition officielle, avec le soutien de Washington, d’une coopération entre la Grande-Bretagne, la France et les pays du Benelux qui élargirait les termes du traité de Dunkerque et se ferait dans le cadre d’une « Union occidentale ». Cette proposition vise à montrer non seulement la volonté des Européens d’œuvrer pour résister à la pénétration soviétique en Europe centrale et orientale mais aussi et surtout la détermination de l’Europe à se protéger elle-même[25], élément déterminant pour remporter l’adhésion du Congrès américain à la proposition du président Truman d’aider « les nations libres d’Europe ».

La perception des trois gouvernements des pays du Benelux rejoint celle de Washington qui considérait que les accords conçus sur le modèle du traité de Dunkerque ne répondaient pas aux exigences d’une alliance de défense collective contre toute agression. Sur fond de coup d’État communiste à Prague[26] (22 février 1948), et de prise de conscience de l’imminence de la menace, les représentants de la Belgique, de la France, du Luxembourg, des Pays-Bas et du Royaume-Uni se réunissent à Bruxelles pour discuter les termes d’un traité d’assistance mutuelle. Le ministre français des Affaires étrangères, Georges Bidault, dans un message adressé au général Marshall le même jour, souligne que « la volonté des pays d’Europe de résister à l’agression ne pourrait être efficace qu’avec une aide américaine ».

Du pacte de Bruxelles au traité de l’Atlantique Nord

Le traité de Bruxelles[27], signé le 17 mars 1948 par la Belgique, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, pour une durée de cinquante ans, est la première des alliances à être dirigée contre tout agresseur et pas seulement contre l’Allemagne. Son article IV prévoit une clause d’automaticité. Elle est théoriquement très solide mais objectivement elle est largement optique, compte tenu de la faiblesse des capacités militaires des puissances ouest-européennes.

Pour prouver leur détermination à s’allier pour résister à toute agression, les cinq ministres des Affaires étrangères des pays du traité de Bruxelles, appelé aussi Pacte de l’union occidentale, décident de mettre en place des structures importantes en temps de paix : un conseil permanent consultatif composé des ministres des Affaires étrangères des cinq pays, un groupe de travail permanent constitué des représentants diplomatiques des États signataires du traité, un comité militaire[28] installé à Londres qui deviendra un organisme permanent chargé des questions de sécurité[29] et un état-major interallié établi à Fontainebleau. On retrouve là les éléments fondateurs de ce que sera la structure militaire de l’OTAN.

Très vite, et sur fond de graves préoccupations américaines portant sur la situation à Berlin, se posera la question du rôle des États-Unis et des prérogatives du Congrès qui refuse toute intervention américaine dans un traité de défense hors du continent américain[30]. De fait, cinq jours après la signature du pacte de Bruxelles, dès le 22 mars 1948, des pourparlers exploratoires anglo-américains auxquels sont seulement associés les Canadiens se tiennent à Washington[31]. Ils ont pour objectif de créer de nouveaux arrangements de sécurité qui incluraient non seulement l’Europe occidentale mais également l’Amérique du Nord. Ces discussions visaient clairement à créer un nouveau système d’alliance, une alliance de défense des pays occidentaux contre l’expansionnisme et la menace soviétiques.

Face au souhait des signataires du pacte de Bruxelles d’une intervention immédiate américaine en cas d’attaque soviétique et des demandes françaises d’un réarmement, dans un contexte où le Sénat américain exigeait le respect de ses prérogatives en matière d’entrée en guerre des États-Unis, une approche pragmatique a été retenue. Entre avril et juin 1948, une négociation s’engage entre l’Administration américaine (démocrate) et les leaders républicains du Congrès. Le 11 juin 1948, en dépit d’un contexte politique difficile de proximité de fin de mandature, cette négociation aboutit au vote, à une très large majorité de 82 voix contre 13, de la résolution Vandenberg[32]. Le Sénat autorise ainsi l’exécutif à conclure des alliances militaires en temps de paix. La résolution ouvre la voie à un processus totalement novateur en politique étrangère américaine dont le gouvernement ne pouvait contracter d’alliances militaires, même défensives en dehors du continent américain, qu’en temps de guerre. Elle permet de lever les obstacles législatifs. Cette résolution recommande au président américain de rechercher la sécurité pour les États-Unis et « le monde libre » via le soutien à des arrangements régionaux qui se font, en temps de paix, dans le cadre de la Charte des Nations unies mais hors du Conseil de sécurité des Nations unies. Cette approche permettait d’éviter un veto soviétique qui aurait neutralisé les arrangements de défense collective. La formulation initiale retenue s’inspire fortement du traité de Rio[33] qui permettait de répondre à la demande européenne de réassurance et de mettre le Congrès américain en situation d’accepter un engagement qui ne précisait pas explicitement qu’il s’agissait automatiquement d’une action armée[34], en cas d’agression contre l’un des membres.

La voie est dorénavant ouverte pour la négociation du traité de l’Atlantique Nord. Toutefois, deux semaines plus tard, le 24 juin 1948, commence le premier blocus de Berlin[35] résultant de la volonté soviétique d’empêcher la création et l’intégration à l’Ouest de la RFA décidée par la conférence de Londres le 4 juin[36]. Cette crise de Berlin pointe l’urgence d’une réaction occidentale et accélère le processus de rédaction du traité de l’Atlantique Nord.

UNE CONCEPTION PRAGMATIQUE DU TRAITÉ

Dès sa conception, le traité de l’Atlantique Nord intègre le renversement des alliances, la fluidité du paysage géostratégique, la réalité de nouvelles menaces, la nécessité d’une réorientation rapide du cadre d’action et des paramètres opérationnels ainsi que le besoin américain de pouvoir s’appuyer sur des alliés pour faire face au risque politique et militaire qui, d’abord, s’esquisse puis se confirme.

Les États membres du traité de l’Atlantique Nord

Les discussions exploratoires sur le périmètre géographique du traité avec les États fondateurs se sont poursuivies à Washington au cours de l’été 1948. Les cinq pays du pacte de Bruxelles (Benelux, France et Royaume-Uni) étaient favorables à une délimitation géographique qui s’appuyait sur une participation stricte limitée aux États-Unis et aux pays du pacte de Bruxelles alors que les États-Unis avaient une vision plus extensive. La partie américaine souhaitait inclure la Norvège[37], le Danemark et le Groenland, l’Islande, l’Irlande, le Portugal et les Açores, et même la Suède. Cet ensemble constituait les nations bordant l’Atlantique susceptibles d’être efficacement alliées en termes opérationnels dans une situation où l’URSS déclencherait un conflit pour lequel les États-Unis auraient à apporter une aide à l’Europe. Cette discussion périmétrique porte déjà en elle les caractéristiques des trans[1]formations à venir. Elle illustre une vision américaine géographique souple et montre que d’européenne, la défense devenait occidentale[38].

La liste des pays composant l’Alliance reflétera cette élasticité puisque leur nombre ira par nécessité opérationnelle au-delà des cinq pays du pacte de Bruxelles auxquels s’adjoignent les États-Unis et le Canada. En termes de répartition et de position géographique de ses membres, la définition des contours de l’Alliance se caractérise d’emblée par une démarche réaliste et pragmatique avec pour objectif une obligation de résultats dans un contexte de guerre froide et de nécessité d’apporter rapidement une aide à l’Europe[39].

Le choix initial des États parties au traité de l’Atlantique Nord montre la souplesse de son contour géographique et l’attractivité qu’il a d’emblée exercée dans cette période de tensions croissantes. Au moment où se précisait l’urgence d’avoir un traité de défense face à une accentuation des pressions soviétiques sur l’Europe occidentale, les Suédois, arguant qu’une neutralité collective constituerait une garantie de sécurité plus grande encore qu’une défense collective, entamèrent une démarche pour former une alliance nordique neutre. De son côté, le ministre norvégien des Affaires étrangères, Halvard Lange, en contact étroit avec ses homologues britannique et américain, avait anticipé l’échec de cette initiative et s’était montré favorable à une alternative atlantique. La Grande-Bretagne et les États-Unis, quant à eux, considéraient l’inclusion dans le traité de l’Atlantique Nord de la Norvège qui faisait face à une pression ouverte des Russes comme essentielle pour des raisons stratégiques. C’est ainsi que les premières approches ont été faites en direction de la Norvège, du Danemark puis du Portugal et de l’Irlande, tandis que les négociations pour la constitution d’une alliance nordique perdaient de leur sens[40]. Le Danemark était considéré comme stratégiquement vital pour le contrôle des détroits en mer Baltique et par l’existence de la base aérienne américaine de Thulé [41] au Groenland. Le Portugal [42] disposait, avec les plateformes que représentaient les Açores et Madère, en plein Atlantique, d’un avantage en matière de transport stratégique. Le gouvernement irlandais, quant à lui, a posé comme précondition la fin de la partition du pays, s’excluant de ce fait d’une possible adhésion. L’Islande, en dépit de sa tradition de neutralité, sans forces armées[43], revêtait une valeur particulière du fait de sa situation de vigie dans le passage stratégique entre le Groenland, l’Islande et le Royaume-Uni qui relie l’océan Arctique et la mer de Norvège à l’océan Atlantique et à la côte Est des États-Unis. L’inclusion de l’Italie a initialement posé problème car le Sénat américain était opposé au projet d’extension de l’Alliance à la Méditerranée et ce d’autant qu’il était prévisible que la Grèce et la Turquie demanderaient à rejoindre l’Alliance. Toutefois, l’Italie, ancienne puissance de l’Axe, subissait une déstabilisation communiste intérieure forte, objet de préoccupation pour les Américains : sans être atlantique, l’Italie a rejoint l’Alliance, après avoir tenu des élections et avec l’aide de la France. Mi-mars 1949, le gouvernement des États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, le Canada, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Norvège approuvent le texte du Pacte atlantique qui sera signé le 4 avril 1949, à Washington, auquel sont invités à accéder l’Italie, le Danemark, l’Islande et le Portugal.

Quelques années plus tard, en février 1952, lorsqu’il est apparu évident pour le Commandement suprême allié en Europe qu’il fallait combler le vide stratégique dans la défense du Sud-Est de l’Europe, la Grèce et la Turquie ont rallié l’OTAN [44]. Pour la République fédérale d’Allemagne (RFA), la sensibilité du sujet et de fortes résistances, notamment de la France, dues au poids de l’histoire, ont rendu son intégration dans l’OTAN en mai 1955 plus complexe. Cette admission avait pourtant rapidement fait l’objet de discussions au Sénat américain. La perspective d’une RFA réformée, ayant d’importantes capacités militaires largement contributrices[45] avec 12 divisions et 1 300 aéronefs, au moment où la guerre de Corée était perçue comme porteuse des germes d’une possible agression soviétique contre l’Allemagne divisée, a été décisive. Elle a conduit à intégrer la RFA, six ans après la signature du traité. Cette politique d’intégration de l’Allemagne est liée à la notion de stratégie de l’OTAN « de défense avancée[46]» qui consiste à défendre la totalité des pays membres, dont la RFA et les Pays-Bas, et d’être au plus près de Berlin pour secourir la ville en cas de besoin. La ligne de défense fixée au départ sur le Rhin est déplacée au centre de la RFA en 1958, puis sur le rideau de fer lui-même en 1963 à la demande de la RFA et sur impulsion des États-Unis. Ultérieurement, l’adhésion de l’Allemagne à l’OTAN a permis, en limitant les peurs d’un unilatéralisme allemand, d’établir un cadre de confiance dans une politique étrangère fondée sur des relations de coopération et d’intégration européenne[47]. Entre l’adhésion de la RFA à l’OTAN en 1955 et les élargissements de 1999, l’Espagne a été le seul pays à intégrer l’Alliance, après avoir recouvré un régime démocratique. Elle en devient le 16e pays membre le 30 mai 1982[48], et rejoindra la structure militaire intégrée en 1996. Plusieurs vagues successives d’élargissement en 1999, 2002, 2004, 2009, 2017, 2020 suivront, faisant de l’OTAN une alliance militaire de 30 membres au début de l’année 2022. Comme conséquences directes de l’agression russe sur l’Ukraine, le 24 février 2022, la Finlande et la Suède sont invitées à rejoindre l’OTAN lors du sommet de l’Alliance en juin 2022 à Madrid.

Les articles du traité[49]

Le contexte est celui de transformations géostratégiques et d’impératifs de résultats. Dans ce cadre où les enjeux visent à sauvegarder les « principes de démocratie, de libertés individuelles et d’État de droit » annoncés dans le préambule du traité de l’Atlantique Nord, le texte du traité se devait d’être court[50], l’approche pragmatique et la structure concise. La langue est d’une grande clarté[51]. Le traité, signé le 4 avril 1949 dans l’auditorium du département d’État, à Washington, compte 14 articles et ne s’embarrasse pas de considérations secondaires : il va à l’essentiel en étant le moins possible corseté par des éléments circonstanciels ou des cas de figure particuliers. Il est pragmatique dans son approche et a le potentiel d’une grande plasticité dans sa mise en œuvre[52]. Recherche de la paix adossée aux objectifs des Nations unies, modalités de fonctionnement et partage des responsabilités, potentiel élargissement thématique à une dimension autre que militaire, élasticité du nombre des États parties sont des thèmes qui complètent le cœur du traité, le recours à la force armée, qui fait l’objet d’un développement particulier.

  • La recherche de la paix adossée aux objectifs des Nations unies

Le cadre du traité s’articule autour de la recherche de la paix dans le respect des objectifs de la Charte des Nations unies et des principes de liberté. Le préambule et les articles 1 et 7 y sont consacrés. L’article 12 y fait référence.

Le préambule[53] réaffirme les principes et les objectifs de la Charte des Nations unies et le souhait de vivre en paix et en sécurité. Sont clairement rappelés les principes de démocratie, de liberté individuelle et de respect de l’état de droit. L’ensemble porte sur un choix entre une société de liberté et une société qui en est dépourvue[54]. Déjà, lors de la dernière réunion des « Pentagon Talks » entre les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada, il était clair que l’objet principal du futur traité consisterait à « préserver la civilisation occidentale dans la zone géographique couverte par le futur traité[55]».

L’article 1 fixe comme cadre la Charte des Nations unies pour la sauvegarde de la paix et de la sécurité internationale et rappelle que toute résolution de différends doit se faire de manière pacifique sans recours à la menace ou à l’usage de la force.

L’article 7 réaffirme l’esprit et la lettre de la Charte des Nations unies et la primauté du Conseil de sécurité des Nations unies pour le maintien de la paix et la sécurité internationale. Des 14 articles du traité, 5 d’entre eux font référence à la Charte (préambule, articles 1, 5, 7, 12). Ces références visent à consolider une communauté de valeurs et d’intérêts[56]. Elles sont l’expression que les Alliés souscrivent aux objectifs de paix et de sécurité et que le traité constitue une initiative de défense collective. Le traité de l’OTAN peut ainsi opérer dans le cadre de la Charte mais en dehors des mécanismes du veto[57].

L’article 12 qui traite des modalités de révision du traité porte sur la conformité de la révision du traité avec la Charte des Nations unies.

  • Les modalités de fonctionnement

Les modalités de fonctionnement et le partage des responsabilités se déclinent dans les articles 3, 4, 6, 8 et 9.

L’article 3 pose la nécessité d’améliorer individuellement et collectivement les capacités militaires des pays européens. Il leur fait obligation de maintenir et d’accroître leurs capacités individuelles et collectives de résistance à une attaque armée. Il incite les pays européens à consacrer des budgets et des moyens adaptés à une montée en puissance capacitaire comme gage de leur volonté politique de prendre en main leur défense. Cet engagement européen était un incontournable pour la validation du traité de l’Atlantique Nord par le Congrès des États-Unis. Ce partage du fardeau sera rappelé régulièrement par les États-Unis au fil des décennies sous la forme d’une amélioration du pourcentage de PIB consacré à la défense par les pays européens. Le critère de l’amélioration capacitaire est, de fait, un élément de l’aptitude de l’Alliance à pouvoir s’appuyer sur des moyens opérationnels pour relever les défis qui se posent aux armées. Elle formera l’expression concrète de la plasticité de l’Organisation à répondre aux différents types de missions qui lui sont confiées dans des contextes stratégiques différents et évolutifs.

Le recours à la consultation, consacré par l’article 4, fait partie intégrante de la résolution d’une menace à l’intégrité territoriale, à l’indépendance politique ou à la sécurité. Lors de sa rédaction, il est très marqué par le contexte stratégique et la chronologie des faits des deux années précédentes (1947-1948) et par la perception devenue réalité d’une stratégie d’opposition entre deux systèmes politiques, illustrée notamment par une stratégie de grignotage subreptice voire d’emprise brutale de l’URSS sur la liberté de plusieurs pays d’Europe centrale et orientale[58]. Il active une consultation avec l’ensemble des pays du Conseil de l’Atlantique Nord sur toute question relative à la sécurité.

En fonction de l’époque, les conséquences de son invocation ont été diverses. À plusieurs reprises depuis 2003, la Turquie a invoqué cet article 4[59], en relation principalement avec des attaques émanant de son environnement géographique proche (Syrie et Irak). En mars 2014, la Pologne y a recouru à la suite de l’intervention militaire russe en Ukraine et à l’annexion de la Crimée par la Russie. Le 24 février 2022, le jour où la Russie a envahi l’Ukraine, pays « partenaire de l’OTAN pour des opportunités accrues », huit pays membres de l’OTAN (Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Roumanie et Slovaquie) ont invoqué simultanément l’article 4 ; une réunion extraordinaire du Conseil de l’Atlantique Nord s’est tenue le jour même. Le lendemain, un sommet virtuel de l’OTAN, réuni en urgence, a conduit notamment à une activation des plans de riposte graduée et à la décision de déploiement de la Force de réaction de l’OTAN (Nato Response Force, NRF) de 40 000 hommes, dans un rôle de dissuasion et de défense, qui inclut la force à haut degré de réactivité (VJTF) placée sous l’autorité du commandement suprême des forces alliées en Europe (SACEUR)[60].

Ainsi, au fil des concepts stratégiques successifs, de 1991, 1999 et 2010 qui fixent les objectifs et tâches fondamentales de l’Alliance, le champ d’action couvert par l’article 4 a évolué avec une extension du nombre de cas de recours et une nature de risques différents dans l’environnement stratégique de l’Alliance. Cet article constitue un élément de l’adaptation de l’Organisation au contexte dans lequel elle évolue[61]. La possibilité de recourir à la consultation politique qui est gravée sur les murs de la salle du Conseil de l’Atlantique Nord, Animus in Consulendo Liber (un esprit libre dans la consultation), témoigne aussi de la dimension politique de l’Alliance, approche qui lui avait fait cruellement défaut au moment de la crise du canal de Suez de 1956 et qui avait été pointée par le rapport des Trois Sages.

L’article 6, qui définit les territoires d’application du traité, a évolué avec le temps ; il étend, au moment de la signature du traité en avril 1949, les garanties aux forces d’occupation des Alliés stationnées en Europe, en Allemagne occidentale et à Berlin, en Autriche et à Trieste (et de manière indirecte aux territoires d’États tiers). Les Départements algériens[62] de France en bénéficient aussi, mais il exclut explicitement les colonies alors détenues par plusieurs alliés européens en Afrique subsaharienne, en Asie et dans les Caraïbes. Cette décision évitera aux États-Unis une solidarité trop poussée avec les puissances coloniales à l’heure du mouvement de décolonisation[63]. La délimitation de l’aire géographique de l’Atlantique Nord au nord du Tropique du Cancer avait une dimension stratégique évidente face à la poussée de l’URSS[64]. Pour la frontière sud, la limite du Tropique du Cancer passe opportunément entre la Floride et Cuba permettant ainsi une séparation claire entre le traité de Rio, traité interaméricain d’assistance mutuelle et de défense conclu entre les États-Unis et les États américains (sauf le Canada) en 1947 et le traité de l’Atlantique Nord[65]. Toutefois, en pratique, la délimitation du champ d’action géographique n’est ni fixe, ni figée[66]. Cette délimitation géographique flexible sera complétée par une interprétation de circonstance au moment du blocus de Berlin lorsque, pour Dean Acheson, l’assistance s’étend également aux moyens de communication nécessaires aux forces d’occupation : les couloirs aériens au-dessus de la zone soviétique d’Allemagne étaient de cette manière garantis. Quant aux types d’agression, Dean Acheson exclut en 1949 du champ de l’article 5 les simples escarmouches de frontières.

L’article 8 touche à l’expression de la cohérence d’ensemble de la notion d’alliance en faisant obligation aux parties de ne souscrire aucun engagement international en contradiction avec le traité.

L’article 9, fortement inspiré de l’article 8 du traité de Bruxelles, institue le Conseil de l’Atlantique Nord et précise la qualité des représentants des États parties au traité qui y siégeront. L’accent est mis sur la nécessité d’un processus rapide de concertation et de décision. Le texte fournit une base pour la création des organes subsidiaires nécessaires et établit un comité de défense chargé d’émettre des recommandations[67].

  • Possibilité d’une dimension non exclusivement militaire

L’élargissement de la portée du traité à des champs non exclusivement militaires relève de l’article 2.

L’article 2, en mentionnant la collaboration économique comme élément constitutif de la contribution à la stabilité, appelle à une ouverture des objectifs du traité au-delà de la dimension purement militaire. Connu aussi sous le vocable de « l’article canadien », car fortement défendu par le secrétaire d’État canadien aux Affaires étrangères, Lester B. Pearson, témoin comme d’autres de l’interventionnisme soviétique en Europe centrale et orientale et du blocage des Nations unies, cet article symbolise la volonté d’étendre la définition de la défense aux aspects de sécurité et à ses composantes civiles[68]. Considérant, en effet, que le caractère exclusivement militaire de l’OTAN pouvait en constituer un élément de fragilité, les ministres canadien, italien et norvégien des Affaires étrangères ont recommandé dans le « rapport dit des Trois Sages sur la coopération non militaire à l’OTAN[69]», dès 1956, d’en accroître les consultations politiques, le dialogue entre les membres et la dimension scientifique[70]. Cet article constitue, dans le contexte de l’époque, les prémices d’une dimension moins exclusivement militaire du traité que l’on retrouvera au fil des évolutions et trans[1]formations de l’Alliance.

  • Élasticité du nombre des États parties

La notion d’élargissement qui induit l’élasticité du nombre d’États parties au traité repose entièrement sur l’article 10. Cet article 10 illustre la vision géographique extensible du nombre de membres et emporte avec lui le principe de nouvelles adhésions après 1949 et celui d’élargissements successifs puisqu’il prévoit les modalités d’accession de tout autre État européen désireux de contribuer à la sécurité de l’Atlantique Nord.

Dès 1949 est implicitement prise en compte la question de l’adhésion « allemande[71]» et celle des États du flanc sud (notamment Grèce et Turquie, puis Espagne). Les élargissements successifs depuis 1999 relèvent de cet article. Il est le fondement juridique de la politique de la « porte ouverte ». Si l’OTAN, constituée de 12 États parties au traité en 1949, en regroupe aujourd’hui 30 et est en voie de s’agrandir, avec les candidatures de la Finlande et de la Suède, c’est sur la base de cette vision dynamique de la conception des nations initiatrices du traité.

  • Les autres articles

Les autres articles sont de facture plus classique : l’article 11 renvoie au processus de ratification individuelle des États et rassure les sénateurs américains sur le respect de leurs propres prérogatives ; l’article 12 traite des modalités de révision du traité ; l’article 13 de l’éventuelle dénonciation du traité par un État ; l’article 14 du dépôt des instruments de ratification du traité. Ils ont fait l’objet de négociations moins âpres mais toujours complexes, notamment les articles 12 et 13 dont les discussions ont oscillé entre une durée de validité du traité de dix ans et une complète absence de durée comme pour le traité de Rio[72]. Dix ans auraient satisfait les sénateurs américains, mais plusieurs pays, dont la France, s’efforcent d’obtenir une durée de cinquante ans, à l’identique du traité de Bruxelles. Au final, l’option d’une révision du traité après dix ans et celle de la dénonciation du traité après vingt ans, et ce, en fonction de l’environnement international, est retenue.

L’article 5 constitue en 99 mots le cœur du dispositif de défense et sécurité collective ; il fait l’objet d’un développement particulier (voir infra).

L’article 5[73]

Dès la phase initiale de conception du traité, lors des pourparlers exploratoires de Washington au mois d’avril 1948, il était clairement énoncé qu’une attaque armée dans la zone Nord-Atlantique contre un pays signataire du futur traité serait considérée comme « une attaque armée contre les États-Unis et serait traitée par les États-Unis en accord avec l’article 51 de la Charte des Nations unies[74]». Compte tenu de l’engagement induit, il est évident que la phase rédactionnelle de cette clause dite « des mousquetaires », du « un pour tous et tous pour un », a subi diverses itérations du texte entre les groupes de travail, l’exécutif et le législatif américains.

D’un attachement initial des représentants du département d’État à la formulation de l’article 3 du traité de Rio qui n’incluait aucune référence à une réponse militaire jusqu’à la version finale du texte, une évolution majeure de la position américaine s’est produite. Elle s’explique, d’une part, par la perspective du discours inaugural du 20 janvier 1949[75] du président Truman (où il serait fait explicitement référence au traité) et, d’autre part, par la prise en main de la négociation par le secrétaire d’État Dean Acheson en personne, dès le mois de février 1949, alors qu’il venait d’être confirmé par le Sénat. La difficile mais indispensable négociation bipartisane[76] engagée avec les sénateurs républicains Connelly et Vandenberg[77], témoigne de toute l’importance accordée au plus haut niveau à une démarche de l’exécutif et du législatif qui aboutisse à un résultat tangible dans un contexte de menaces avérées et de pressions soviétiques sur l’Ouest. La difficulté résidait dans l’articulation entre la volonté des parties et notamment celle des Européens d’être assurés d’une protection en cas d’attaque armée et la volonté des deux tiers du Sénat d’autoriser cette aide, sachant que constitutionnellement aux États-Unis, seul le Sénat peut déclarer la guerre. Les fuites médiatiques volontaires orchestrées par le département d’État pour faire prendre conscience à l’opinion publique américaine des enjeux pour « le monde libre » de l’importance de venir en aide aux Européens, l’inquiétude européenne relayée par les ambassadeurs de la nécessité de se mettre en mesure d’agir rapidement et le plein soutien du président Truman à une formulation plus incisive sur le plan militaire, tout cela a concouru à la formulation ultime d’acceptation par le Congrès d’un engagement militaire américain. Chacun des termes de l’article 5 a fait l’objet d’une analyse soignée en termes de rapidité de réaction, d’où l’emploi du mot « immédiatement » pour contrer toute discussion dilatoire au Sénat, en termes de type de réaction, d’où l’emploi de l’incise « y compris l’usage de la force armée », et en termes de responsabilité de l’engagement sur la forme sous la formulation de mesures que chaque membre de l’Alliance « jugera nécessaires » pour venir en aide au pays attaqué.

Invoqué pour la première fois[78] lors des attaques terroristes du 11 septembre 2001 sur le sol américain contre les World Trade Towers, à la suggestion du doyen du Conseil de l’Atlantique Nord, représentant permanent du Canada auprès de l’OTAN, et après l’approbation unanime du Conseil de l’Atlantique Nord, le recours à l’article 5, le 12 septembre 2001, a eu une dimension plus symbolique qu’un effet direct sur la réponse donnée par les Alliés[79].

La réaction immédiate s’est faite, en réalité, sous forme d’une vaste coalition[80] de pays conduite par les États-Unis, qui allait largement au-delà des pays constitutifs du traité puisque cette coalition de 47 pays incluait des pays de la région Asie Pacifique et de l’Amérique latine. L’OTAN prendra le commandement de cette Force internationale d’assistance à la sécurité en Afghanistan ultérieurement en août 2003, non pas en application de l’article 5 mais sous la Résolution 1510[81] du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) autorisant une prolongation du mandat initial de la mission sur une période d’un an et l’élargissant au-delà de la capitale afghane.

Concernant les implications du recours à l’article 5, il convient de rappeler que chaque partie conserve la liberté d’agir en fonction de son propre processus constitutionnel[82]. Ainsi l’Allemagne a-t-elle reçu du Bundestag, le 19 octobre 2001, l’approbation de venir en aide aux États-Unis, mais cet accord était assorti d’une interdiction de frappes aériennes et de déploiements de troupes au sol. De plus, l’origine de l’attaque devait absolument être précisée[83] avant de recourir à l’article 5 et c’est après confirmation que l’attaque était considérée comme orchestrée depuis l’Afghanistan, donc depuis l’étranger, qu’il a été convenu, le 2 octobre, de décliner en opérations l’article 5. Le 4 octobre, l’OTAN a mis en œuvre l’article 5 en déployant au-dessus du territoire nord-américain deux des cinq avions de détection et de commandement aéroporté (AWACS) lui appartenant en propre. Cette décision a ainsi permis d’apporter un soutien aux aéronefs américains destinés à lutter contre le terrorisme dans l’espace américain[84]. Une action complémentaire, dans le domaine maritime, a conduit à rediriger des bâtiments en exercice en Méditerranée, au large de l’Espagne, vers une mission sur la côte orientale de la Méditerranée[85].

En dépit de la participation de l’OTAN à plusieurs opérations depuis la fin de la guerre froide, notamment dans les Balkans, et de sa conduite de la « campagne aérienne » sur le Kosovo, cette invocation de l’article 5 a marqué un tournant important dans la transformation de l’Alliance et dans l’évolution capacitaire des Alliés[86]. En termes de rayon d’action géographique, les États membres actent par là-même un rôle de l’OTAN hors de l’Europe. En révélant les carences capacitaires des Alliés et leur différentiel capacitaire entre eux, elle a mis en exergue la nécessité d’une adaptation capacitaire et placé chacun devant ses responsabilités. Elle a eu un effet d’entraînement pour les années, voire les décennies suivantes, sur l’amélioration des modalités et des moyens de projection des forces. Tirant enseignement de l’état de la situation, les chefs d’État et de gouvernement au sommet de Prague de 2002 activaient le développement de nouvelles capacités militaires et mettaient l’accent sur la rapidité de réaction avec la création de la Force de réaction de l’OTAN, des capacités de lutte contre les risques nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques, un plan d’action du Partenariat pour la défense contre le terrorisme et une opération maritime en Méditerranée de lutte contre le terrorisme. C’est le début de la mise en œuvre d’un processus d’adaptation capacitaire qui poursuit une évolution constante. L’invocation de l’article 5 en septembre 2001 induit également un processus d’évolution géographique de la notion initiale de Partenariat pour la paix. Elle sonne le début de l’élargissement à de nouveaux partenariats (Initiative de coopération d’Istanbul en 2004 et ultérieurement les Partenariats globaux) qui agissent en réponse à une conception globale de la notion de menaces qui n’émanent plus exclusivement de la seule zone géographique initiale du moment de la création de l’OTAN.

CONCLUSION

Le traité de l’Atlantique Nord signé à Washington, le 4 avril 1949, par douze pays pour une durée initiale de vingt ans, est un texte court qui reflète les enjeux d’une période marquée par le revirement stratégique de l’URSS à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, et la définition d’un nouveau partage du monde en zones d’influence avec les États-Unis comme promoteurs des valeurs de liberté, de démocratie et de respect de l’État de droit. Si court soit-il, le texte du traité inscrit l’Organisation dans la durée en s’appuyant sur les principes de consultation et de concertation, de responsabilité en matière de montée en puissance capacitaire, de solidarité, de cohérence et d’adaptation géographique. Il illustre la volonté de donner à cette Organisation une capacité de rebond et l’inscrit dans une logique de défi à relever. Profondément marquée par l’empreinte d’un état d’esprit tourné vers l’avenir si caractéristique des États-Unis[87], l’Organisation a subi des soubresauts qui ont pu être surmontés par la recherche du consensus entre alliés et une certaine flexibilité dans la notion de partenaires. Elle s’appuie aussi sur l’objectif de recherche constante de réduction du différentiel capacitaire existant entre alliés et, entre alliés, avec les États-Unis. Au cours des dernières décennies, elle s’est employée à préparer les forces armées à faire face à des conflits de nature évolutive et à rehausser le degré de préparation de l’ensemble des forces armées des alliés et partenaires, en mettant l’accent sur l’interopérabilité. Ces transformations ont varié en fonction du contexte stratégique, du type de missions et de la perception du risque. Plus récemment, elles ont pris en compte le recours à des technologies de rupture, anticipant en cela l’évolution de certaines menaces et risques. Le sommet de l’OTAN de juin 2022 et le nouveau concept stratégique, quant à eux, acteront et prendront en compte le changement du paysage stratégique induit par la guerre en Ukraine.

Les transformations de l’Organisation reflètent les modifications du paysage stratégique. L’OTAN des années 1950 n’est pas celle des décennies suivantes : elle a traversé la totalité de la période de la guerre froide et la période de la Détente, les évolutions doctrinales en matière nucléaire, la chute du mur, les « dividendes de la paix » et plusieurs opérations militaires différentes depuis les années 1990 jusqu’à aujourd’hui. Cette dynamique de transformations est une réponse aux fluctuations du niveau de la menace et à différents types de risques. Le rappel historique atteste de la capacité de l’Organisation à gérer la transformation.

Cette organisation de défense née dans une période de changement de paradigme et qui est parvenue, par-delà les critiques et parfois les récits alternatifs, à enjamber sept décennies, a pour spécificité la gestion de l’incertitude et de la complexité. Afin d’être apte à répondre aux défis de natures différentes, elle s’appuie sur une analyse des caractéristiques et des tendances de l’environnement stratégique et sur des mécanismes d’adaptation qui permettent d’actualiser de manière régulière la vision stratégique, de l’adapter aux nouvelles contraintes et de tracer un programme d’actions auquel souscrivent l’ensemble des nations alliées.

Le consensus est parfois difficile à dégager. La difficulté inhérente à la diversité des histoires nationales, et donc du vécu historique de chaque peuple, ne donne pas, à tous, la même lecture des événements. Toutefois, si difficile que soit parfois l’obtention du consensus, l’analyse sur le temps long montre que cette capacité d’adaptation inhérente à la matrice du traité, conçue dans la perspective de donner à l’organisation une flexibilité, a permis aux nations de répondre à des objectifs variant en fonction de la perception de la menace. Cette flexibilité est un gage de pragmatisme et d’adaptation aux circonvolutions du paysage stratégique.

References[+]

Par : Eveline MATHEY
Source : IRSEM


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