Les effets de la puissance aérienne : entre espoirs et réalités

Mis en ligne le 15 Fév 2022

Les effets de la puissance aérienne : entre espoirs et réalités

Notion clef des doctrines et concepts opérationnels, les effets, stratégiques ou tactiques, générés par la puissance aérienne s’inscrivent toujours dans une interaction entre acteurs. L’auteur analyse à la fois la portée et les limites des effets escomptés lors du déroulement d’une opération militaire, en étayant son propos d’exemples emblématiques.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent pas le CNAM.

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La notion d’effet est au centre des concepts, de la doctrine et de la réflexion actuels sur l’action militaire et même plus généralement, sur le phénomène de guerre.

Néanmoins, le terme n’est apparu que très tardivement dans son acception contemporaine dans le lexique militaire. En France, cet avènement semble se produire dans les années 1920. Autant dire hier, au regard de la production intellectuelle portant sur la conception, la planification et la conduite de la guerre. Ainsi, le dictionnaire de l’armée de Terre du général Bardin[1] paru en 1841, source multiple d’informations mais aussi de définitions circulaires[2], ne retient que le terme de but pour désigner ce que l’on vise, que ce soit dans le cadre d’un tir ou de l’explication du concept de stratégie[3]. C’est ce terme qui est encore utilisé au niveau tactique avant et pendant la Première Guerre mondiale pour désigner la liaison des armes puis la coopération interarmes dans la bataille, y compris après le développement du rôle des forces aériennes[4].

En 1926, la Tactique générale d’après l’expérience de la Grande guerre, qui est l’un des principaux textes de tactique générale français, n’utilise encore que les mots « but », « objectif », « résultat » ou « répercussion »[5]. Quarante ans plus tard, le général Beaufre accole enfin le mot « effet » à d’autres termes, mais pour un nombre limité de cas. « Effet » est employé dans le cadre de développements sur le moral, la dissuasion nucléaire, les feux atomiques ou les explosions[6].

Les raisons qui ont conduit à ajouter un mot au glossaire classique semblent être les mêmes que celles ayant mené à la conceptualisation de l’art opératif après la Première Guerre mondiale. Il s’agit de s’adapter aux nouvelles réalités de la guerre : l’impossibilité d’obtenir la décision à la suite d’une unique bataille ou d’une série limitée d’engagements. La recherche de la bataille décisive, qui est censée mettre fin à un conflit en un événement unique, un coup de théâtre tant l’unité de temps, d’espace et d’action semble pouvoir le définir, apparaît chimérique après plus de quatre ans de luttes ininterrompues. La victoire ne peut être obtenue qu’après une série d’opérations, simultanées ou successives, qui permettent d’atteindre des objectifs intermédiaires concourants à un but final. Dès lors, la notion d’effet devient pertinente car elle ne fait plus référence à un événement unique circonscrit dans le temps et dans l’espace. Seulement, cette notion met plus de temps à s’imposer que les concepts d’art ou de niveau opératif. En première analyse, on pourrait en conclure que la notion d’effet n’a pu advenir qu’à la suite de la maturation plus ou moins rapide de celle d’art opératif.

La notion d’effet apparaît, par ailleurs, fondamentale pour les forces aériennes qui prennent leur essor à la même période. Car le résultat de leurs actions est, relativement, moins observable que celui des actions tactiques de l’armée de Terre ou de la marine. La distance importante séparant les points d’envol des objectifs pour une force agissant essentiellement par le feu et dont le caractère éphémère de la présence physique au-dessus de ses cibles rendent plus difficiles une évaluation des marqueurs physiques ou psychologiques de la réussite ou de l’échec. Mais au-delà des conditions d’emploi spécifiques des moyens aériens, la notion d’effet sert à mettre en exergue le particularisme de la puissance aérienne militaire en termes d’opérations et de stratégie. C’est ce qu’exprime le LTG Deptula, en 2001, dans un document original et novateur qui décrit la campagne aérienne offensive en Irak comme étant un plan opérationnel basé sur les effets[7].

Après avoir développé la notion d’effet, nous essayerons de déterminer son utilité, puis les limites et enfin les écueils que son utilisation peut présenter. Nous conclurons en soulignant les atouts potentiels du concept pour mener les opérations futures.

La notion d’effet

Dans la doctrine française actuelle, un effet est défini comme : « une suite, un résultat ou une conséquence d’une ou plusieurs actions sur l’état physique ou comportemental d’un système ou d’un élément constitutif d’un système[8] ». Cette description fait aussi référence à la doctrine otanienne qui définit un effet comme : « un état physique et/ou comportemental d’un système qui résulte d’une action, d’un ensemble d’actions, ou d’un autre effet. Un effet souhaité peut également être considéré comme une condition qui peut favoriser la réalisation d’un objectif associé, tandis qu’un effet indésirable est une condition qui peut entraver la progression vers un objectif[9]».

La notion d’effet s’ajoute donc à celles d’objectif, de but, voire de résultat, largement utilisées auparavant. Pour certains auteurs, « les termes d’effet majeur et d’objectif recouvrent des notions identiques. Toutefois, le terme d’effet majeur, lié à la méthode de raisonnement tactique (MRT), est du domaine de la conception tandis que le terme d’objectif est du ressort de l’exécution et est donc employé dans la rédaction des ordres[10] ». Pour d’autres experts, l’effet majeur pourrait n’être considéré que comme une reformulation de la mission.

Ajoutons qu’il ne faut pas sous-estimer, dans le cas de la langue française, l’effet parfois pervers de la recherche d’un synonyme afin d’éviter une répétition dans un écrit. Une telle démarche peut conduire à l’apparition d’un concept accessoire soit mal défini, soit même inutile.

Si nous en revenons au sens littéral du mot effet, il désigne pour l’Académie française « tout phénomène conçu comme conséquence d’une cause qui le produit mais aussi l’impression produite sur les sens, le cœur, l’esprit, et qui retient ou captive l’attention[11]». L’effet s’inscrit donc dans un lien de causalité – de la cause à l’effet. Or, cette causalité n’est pas forcément pensée de la même manière dans un cadre militaire et dans un cadre scientifique. La notion d’effet employée par les armées est directement nourrie par la seconde partie de la définition, car il s’agit bien d’impression et d’impact produits sur l’esprit, les sens et les capacités physiques et matérielles de l’adversaire.

Au fondement de l’effet, quelle que soit sa nature, il y a une cause directe unique. Cette cause, c’est le fait, le geste tactique qu’il soit cinétique ou non, létal ou non. En effet, la première étape de l’action militaire consiste en la mise en œuvre réussie de moyens humains et techniques, condition de l’accomplissement de la mission. C’est la définition même de la tactique qui vise à résoudre les problèmes, en particulier techniques, au niveau de l’engagement, de l’action elle-même[12].

Ainsi, le largage de la bombe atomique au-dessus d’Hiroshima le 6 août 1945 par un bombardier B-29 est en premier lieu un acte tactique nonobstant toutes les intentions stratégiques et politiques qui ont conduit à décider de cette action. Pour l’équipage de l’Enola Gay, les questions immédiates portent sur la navigation jusqu’à la cible, la prise en compte des conditions météorologiques, la très faible probabilité de se voir opposer des moyens de défense japonais, etc. Toutes ces questions sont liées à la mise en œuvre de moyens techniques dans un environnement qui ne peut être totalement ni maîtrisé, ni prévisible. Et le premier effet est fondamentalement tactique. Il passe par l’accomplissement d’un geste technique et la réussite de la mission.

Les effets, expression de la dialectique de la guerre

Réussir un geste tactique n’est donc que la première phase d’une suite d’interactions qui définit le ou les effets réellement obtenus. Dans une relation de cause à effet, le geste technique réussi, partiellement réussi ou même manqué, a des retombées ; par exemple sur l’acteur principal, sur la cible ou encore sur un spectateur qui observe l’action sans y prendre part. Car, dès son exécution, le geste technique échappe, peu ou prou, à son concepteur et son réalisateur; Il existe peu de cas où une action militaire n’implique pas une réaction ou une mesure, même passive, de l’adversaire. Le premier effet de l’action militaire n’est donc pas à considérer d’une manière unilatérale, mais bien comme une interaction entre les acteurs. Il y a un effet « espéré » par l’auteur de l’action, une réaction[13] de l’adversaire et un effet « réel » qui est le résultat de la dialectique entre action et réaction.

La cible ne doit donc pas être considérée comme un élément sans volonté, ni sans réaction propres sur lequel on appliquerait un geste pour produire avec certitude des effets prévisibles en vertu de principes physiques, psychologiques ou mécaniques. L’effet premier d’une action militaire, au-delà du simple geste tactique, est bien le résultat d’une dialectique des volontés et des moyens.

Ainsi, un bombardement aérien ou terrestre précédant une action offensive doit obtenir des résultats physiques (destruction ou neutralisation des capacités de combat adverses) ou psychologiques et moraux. Il suffit que l’adversaire continue de résister ou, au contraire, se débande pour qu’à partir d’un même acte générateur, le résultat apparaisse complètement opposé. D’où ce premier constat : dès le niveau tactique, l’effet est espéré, mais il n’est ni assuré, ni pleinement prédictible. Un tel constat a une autre implication : une chaîne d’effets est toujours conditionnée par l’action et les effets obtenus antérieurement. Dans le cadre d’une planification extensive, c’est un paradoxe qui a été très vite détecté notamment par Moltke l’ancien : « Aucun plan d’opération ne s’étend avec certitude au-delà de la première rencontre avec la force principale ennemie[14] ». Cette citation réaffirme la nécessité de savoir s’adapter aux événements, posture qui tranche avec la tentation d’une planification « extrême », selon un contrôle très poussé des opérations militaires, qui est l’expression de la conviction en la possibilité d’une forte prédictibilité. Le sociologue Edgar Morin l’indique sous une autre forme : « Sitôt initiée dans un milieu donné, toute action entre dans un jeu d’interrétroactions qui en modifient, détournent, voire inversent le cours. Elle échappe à la volonté de l’auteur[15]».

Donc, à l’origine de l’action, il y a un effet espéré ou escompté d’un acteur qui prend la décision de s’engager en disposant de l’initiative, a minima, tactique. Maints exemples dans l’histoire démontrent qu’il peut y avoir un écart entre l’effet espéré et le résultat obtenu Le concept d’Air Control développé par la jeune Royal Air Force au sortir de la Première Guerre mondiale a par exemple suscité un engagement présenté médiatiquement comme de nature essentiellement aérienne, pendant la troisième guerre Anglo-afghane de 1919 ou lors des événements d’Irak en 1920. Dans les deux cas, le conflit s’arrête après des frappes plus ou moins lourdes sur un adversaire incapable de réagir. L’effet produit semble indiscutable. À l’inverse, la mise en œuvre du bombardement stratégique pendant la Seconde Guerre mondiale, selon des conceptions de penseurs comme le britannique Trenchard ou l’italien Douhet, n’atteint pas réellement les effets escomptés[16].

Les effets comme expression de la doctrine

Si les bombardements allemands de Varsovie en 1939 ou de Rotterdam en 1940, par exemple, semblent précipiter les redditions polonaise et hollandaise, ceux effectués par la Luftwaffe de l’automne 1940 au printemps 1941 sur les villes britanniques paraissent plutôt affermir la détermination du gouvernement et de la population britanniques. Les bombardements alliés sur l’Allemagne, même s’ils s’inscrivent dans une planification plus systématique et provoquent des destructions nettement plus étendues, ne conduisent pas non plus à l’effondrement politique du IIIème Reich. En revanche, ils l’affaiblissent indiscutablement dans les secteurs de l’industrie, de l’énergie, du transport et provoquent un véritable effet moral alternant entre la prise de conscience d’une défaite inéluctable et la résignation à poursuivre la lutte malgré les souffrances subies.

Pour le Japon, la question est encore plus épineuse car s’y ajoute le fait nucléaire. Le débat reste éminemment complexe que ce soit du point de vue de l’historien ou du stratégiste, car il conduit à interroger le concept de bombardement stratégique mais aussi les principes de la stratégie nucléaire. Les deux bombardements d’Hiroshima et Nagasaki ont longtemps été considérés comme étant à l’origine de la capitulation du Japon. Cependant, des études menées par certains historiens avancent que les bombardements classiques et atomiques auraient moins pesé dans la décision de capitulation du Japon que l’entrée en guerre de l’URSS, le 8 août 1945 et l’offensive lancée dès le lendemain sur la Mandchourie, la Mongolie intérieure, Sakhaline et les îles Kouriles[17]. En effet, le gouvernement japonais plaçait ses espoirs sur une médiation de l’URSS pour discuter de conditions de fins des hostilités malgré la destruction à des degrés divers des 68 principales villes japonaises et d’immenses pertes humaines. Si le bombardement stratégique a lourdement pesé sur la défaite militaire nippone par ses effets physiques, c’est l’isolement diplomatique qui, selon un scénario somme toute assez classique, aurait conduit à la capitulation finale selon ces auteurs.

Cet exemple est fondamental pour illustrer l’emploi du concept d’effet. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, l’efficacité du bombardement stratégique et de l’arme nucléaire ne devaient pas laisser la place au doute, que ce soit institutionnellement, alors que l’USAF venait d’être créée et fondait sa crédibilité sur l’efficacité du bombardement stratégique, ou politiquement, pour justifier l’emploi d’une arme aussi meurtrière sur des populations civiles. L’interprétation immédiate de la réussite des bombardements stratégiques au-dessus du Japon est en partie à l’origine de diverses stratégies nucléaires, dont les échos continuent de raisonner. Or, une doctrine qui devient un dogme présente le danger principal d’une rétrospection incomplète de ses fondements, soit, dans le cas présent, les bénéfices des bombardements stratégiques. La relation de cause à effet, discours à ambition scientifique, s’en trouve nettement amoindrie du fait de la contestation potentielle des causes.

Une lecture immédiate des événements pouvait, à partir des outils et données alors disponibles, consolider les espoirs placés dans le bombardement stratégique et atomique en termes d’effets. À moyen et long termes, l’accès à des informations et des données supplémentaires, comme l’avancée des savoirs en sciences humaines et sociales, auraient pu conduire à une analyse rétrospective renouvelée des opérations passées.

Le problème est moins la polémique entre historiens que l’utilité du débat pour produire une analyse la plus objective possible, le plus possible exempte de biais institutionnels et politiques. Il s’agit de connaître les effets réellement produits et qui peuvent être attendus. Un bon usage du concept d’effet doit être fondé sur une remise en question continuelle et une réévaluation régulière des liens de causalité entre actions et résultats à l’origine de la doctrine. Une telle réévaluation aurait l’avantage de renforcer scientifiquement les fondements, somme toute assez empiriques, de nombre de concepts en vogue. À titre d’exemple, les campagnes aériennes conduites par les Occidentaux depuis 1991 devraient continuer à faire l’objet d’un réexamen critique, tant par le monde académique que par les organismes de ciblage, de commandement et d’évaluation des armées en convoquant de nouveaux outils intellectuels et de nouvelles bases de données disponibles provenant notamment des archives adverses.

L’évaluation des effets est fonction des points de vue subjectifs

Ces développements amènent une autre question fondamentale : la variété des angles d’évaluation et des acteurs. Même en considérant que toute action militaire est d’abord d’ordre tactique, ses conséquences, donc ses effets, peuvent faire l’objet d’évaluations très différentes selon les approches, les analyses et même les objectifs, aux niveaux opératif, stratégique et politique. La même pluralité de points de vue existe s’agissant des acteurs, entre amis, ennemis, neutres ou observateurs.

Il existe de nombreux exemples de renversement d’alliance après une bataille ou une campagne gagnée ou perdue. L’officialisation et l’augmentation de l’aide aux Insurgents américains par la France après leurs premières victoires, essentiellement tactiques, contre les Britanniques pendant la guerre d’Indépendance ou encore le système d’alliance créé par Napoléon Ier après ses victoires des années 1805 à 1807 et abandonné à la suite des défaites de 1813 et 1814, illustrent cette tendance.

Même des résultats militaires considérés comme positifs n’empêchent pas un changement de sa propre opinion publique. Les États-Unis n’ont presque pas connu de revers tactique, malgré des pertes élevées, pendant la guerre du Vietnam. Mais l’incompréhension des objectifs poursuivis et le rejet de la population, la propagande adverse, l’action des médias en particulier critique vis-à-vis d’un emploi assez désinhibé de la force contre les civils et la faiblesse du moral des troupes engagées ont sûrement autant pesé dans le résultat final que l’action militaire du Vietnam du Nord.

Un événement a priori tactique peut aussi provoquer des changements de procédures de commandement, une évolution de la campagne et même altérer la conduite politique d’un conflit. La frappe du bunker d’Amiriya en plein cœur de Bagdad, le 13 février 1991, lors de la Première guerre du Golfe, en est un exemple. Désigné comme une cible militaire, il fut détruit lors d’une frappe de précision par deux F-117 Nighthawk et provoqua la mort de 200 à 300 civils qui s’y étaient réfugiés. L’information, largement diffusée par les médias internationaux et surtout irakiens, troubla l’exécutif américain. Les bombardements de la capitale irakienne furent alors drastiquement contrôlés et limités à une liste d’objectifs soumise à l’examen d’échelons supérieurs. C’est un exemple typique d’action militaire ayant des conséquences politiques très directes et favorisant un « écrasement des niveaux » stratégique, opératif et tactique.

De certains écueils liés à l’emploi du concept d’effets

L’ensemble de ces exemples permet d’entrevoir les écueils liés à l’emploi du concept d’effet. Le premier serait de ne considérer l’adversaire qu’à travers sa propre perception, c’est-à-dire bâtir son analyse sur une caricature de l’adversaire et non sur sa réalité sociale, culturelle, économique, etc. C’est ce que deux officiers français constatent à la suite de l’expérience qu’ils ont tirée des opérations récentes : « Le risque, lorsque les situations se durcissent et se complexifient, est alors de pousser le dogmatisme jusqu’à préférer le plan à la réalité… (On) s’éloigne alors de la pensée cartésienne qui considère, au contraire, qu’il est nécessaire de débuter sa réflexion par ce que l’on sait avec certitude et d’élargir progressivement le champ d’étude. Or, aujourd’hui, on constate que les effets finaux recherchés (EFR) fixés reposent sur des hypothèses sur lesquelles la force qui intervient n’a que peu ou pas de leviers. Au lieu de partir du réel, c’est-à-dire de la situation en cours, quelle qu’en soit la complexité, elle construit sa réflexion à partir de la situation souhaitée en fin d’intervention[18] ».

Le deuxième écueil consiste à calquer un système analogue pour affronter tous les adversaires potentiels, au détriment des particularités de chacun. C’est ce qu’une lecture rapide et partielle de l’ouvrage du colonel Warden sur la campagne aérienne pourrait conduire à faire en utilisant son système « simplifié » en cinq cercles[19]. S’il signale certaines limites conceptuelles, Warden propose néanmoins un modèle qui semble aisément applicable à tous les conflits. Or, ce modèle est plus qu’une simple représentation de l’adversaire. Il pourrait en dire plus sur les biais cognitifs du concepteur et de l’utilisateur que sur l’objet étudié lui-même.

Le troisième écueil est de percevoir chaque acteur ou observateur d’un conflit comme un ensemble cohérent. Même si la trinité clausewitzienne lui était appliquée (gouvernement – peuple – armée qui est attachée à une deuxième trinité raison – violence, haine, inimitié – probabilité et hasard), elle ne permet pas de rendre pleinement compte du jeu des factions qui se déroule en son sein. Une action militaire ou non-militaire, cinétique ou non-cinétique, peut provoquer, même si elle est considérée comme un succès à plusieurs niveaux, des effets induits contraires à ceux poursuivis. Le bombardement, par exemple, des populations civiles n’a pas conduit en Grande-Bretagne, en Allemagne ou au Japon, à des soulèvements contre les gouvernants. Ils ont plutôt renforcé la cohésion de la population en raison des souffrances endurées et des risques encourus par le groupe social. Actuellement, la lutte dans le champ informationnel pourrait jouer sur des ressorts inverses en accentuant les oppositions entre les factions d’un même adversaire. Mais cela n’assure en rien l’obtention de l’effet final recherché car l’incertitude sur certains facteurs pourrait jouer dans un sens ou un autre, comme pour les opérations cinétiques.

C’est donc sur une analyse la plus fine possible des acteurs – amis, ennemis et neutres – que nous devons fonder notre définition des effets atteignables et souhaitables à produire. Plutôt que la création d’un modèle « simplifié », l’analyse doit être fondée sur une « empathie cognitive[20] » – c’est-à-dire une connaissance la plus intime possible – de l’adversaire. Cette empathie n’est possible que si l’on considère que l’ennemi d’aujourd’hui peut devenir un partenaire voire l’allié de demain ou d’après-demain et qu’on ne souhaite ni son annihilation ni sa capitulation sans conditions dans tous les cas. Si l’on considère toujours, en un mot, que l’effet final recherché est la paix ou au moins un retour à des relations de concurrence « inhibée ».

Conclusion

Les faiblesses entrevues dans l’application du concept d’effet ne doivent pas masquer son utilité. Comme de nombreux concepts avant lui, il a encore besoin d’être précisé dans sa définition et affiné dans sa compréhension et son utilisation. La multiplicité des acteurs, des perceptions et leurs évolutions respectives dans le temps induit la nécessité d’une « empathie cognitive » pour mieux appréhender les effets pouvant être obtenus face à une vision idéologique des effets espérés. Une telle vision porte en son sein la défaite, non pas au niveau tactique, mais aux niveaux stratégique et politique qui sont les plus déterminants.

En outre, l’utilisation du concept d’effet plaide pour le maintien de la distinction entre les différents champs de conception, de planification et de conduite mais aussi d’analyse que sont la tactique, l’opératique et la stratégie. Car, comme nous l’avons vu précédemment, les différences en termes de perception, d’acteurs et de conséquences jouent un rôle fondamental dans son application opérationnelle.

Les raisons qui ont été à l’origine du développement de la notion d’effet, soit l’adaptation aux nouvelles réalités des opérations et de la guerre en général, pousseront à l’approfondir dans le cadre de la mise en œuvre de l’intégration multi-milieux et multi-champs.

Tout l’art consistera alors à combiner les effets, dans le temps et l’espace, dans tous les milieux et champs de confrontation, concomitamment ou successivement, afin d’atteindre le but ou les objectifs assignés. Mais une doctrine claire, simple à comprendre et pouvant être suivie à tous les niveaux de conception et d’exécution est nécessaire. L’expression d’intentions précises, d’objectifs intermédiaires et d’un but sera d’autant plus nécessaire que les opérations deviendront encore plus complexes. La notion d’effet gardera pleinement son intérêt dans ce cadre mais devra éviter l’écueil d’une conception essentiellement mécanique ou technique des opérations.

Car avant d’agir sur des systèmes, l’action militaire produit ses effets sur des individus puis des groupes sociaux. C’est la caractéristique même de la guerre en tant que dialectique des volontés. Comme l’indiquait déjà Edward Luttwak : « Le domaine tout entier de la stratégie est régi par une logique paradoxale qui lui est propre, en contradiction avec la logique linéaire, d’usage courant, qui guide notre vie dans toutes les autres sphères de l’existence[21] ». Le paradoxe apparaît alors clairement : pour que le concept d’effet soit efficace, il lui faut s’émanciper de la tentation d’une pensée linéaire qui peut pourtant paraître naturelle dans le cas d’un raisonnement fondé sur la relation d’une ou plusieurs causes à un effet. Il s’agit, dans tous les cas, d’éviter deux erreurs reconnues depuis longtemps en rhétorique : la première est celle qui consiste à prétendre que si deux événements sont corrélés, alors, il existe une causalité entre les deux[22] ; et la seconde qui consiste à prendre un antécédent pour la cause[23]

References[+]


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